L'ART GOTHIQUE
CHAPITRE 4 : LA SCULPTURE GOTHIQUE (suite)
Jacques ROUVEYROL
II. L’ICONOGRAPHIE : LA FORME .
1. Les nouveaux thèmes :
De l’Apocalypse des tympans romans on passe, sur les tympans gothiques, au Christ en gloire, au Jugement Dernier et à la Gloire de la Vierge. Dieu cesse d'être cet être terrible et sans rapport avec l'humain. Il devient le Père. Celui qui partage le bien du mal, récompense ou punit. C'est que son Fils a une Mère, comme les hommes. Dieu s'est "humanisé". Il n'en reste pas moins un Juge sévère. mais que les Saints ou sa Mère peuvent influencer par leurs prières.
2. La grammaire gothique.
a. Des signes, pas des symboles.
Les images (sculptures, peintures) produisent ensemble une écriture faite de signes non de symboles comme on le répète trop souvent.Un signe c'est une différence. Un signe ne prend son sens que se distinguer des signes auxquels il s'accole. Le rapport du signifiant (par exemple le nimbe crucifère qui auréole le visage du christ) au signifié (le Christ) est arbitraire (on aurait pu lui adjoindre un nimbe non crucifère, comme on fait des autres saints). Alors que dans le symbole le rapport du signifiant (la croix, par exemple) au signifié (les chrétiens) est "justifié" (en ce sens que les chrétiens ne sauraient être représentés par n'importe quoi : une balance ou un glaive, qui valent, eux, pour la justice).Ainsi, que Jésus hérite du nimbe crucifère n'a d'autre sens que celui-ci : il n'est pas confondable avec ceux qui héritent du nimbe simple. Mais l'inverse eût été possible.La mandorle ou gloire encerclant un corps désignera celui-ci comme étant celui de Dieu ou de la Vierge. Les pieds nus, Dieu, Jésus, les anges, les apôtres. Pour les distinguer de la Vierge, des autres saints et du commun des mortels (non pourvu de nimbe et ainsi distingués de la Vierge et des autres saints qui ont en commun avec eux d'avoir les pieds chaussés).
b. Les types.
Des types se mettent progressivement en place qu'on retrouvera jusque dans les oeuvres des XVII°, XVIII° et même XIX° siècles. Ainsi, il y a un type Saint-Pierre, reconnaissable : des caractéristiques de la physionomie, indépendantes des clés qui sont un autre signe de reconnaissance (c'est-à-dire de distinction). Un type Saint Paul, indépendant de l'épée qui le distingue à son tour. Un type Saint Jean-Baptiste (moins indépendant, cette fois, de la peau de mouton qui le vêt).
c. La hiérarchie des lieux : haut/bas, droite/gauche.
Selon que la figure est placée en un lieu ou un autre, sa valeur n'est pas la même. Dans le Tétramorphe, par exemple, Saint Mathieu est en haut à droite (du Christ) et Saint Jean à gauche tandis que Saint Marc et Saint Luc sont en bas respectivement à gauche et à droite (du Christ).
d. L'Ordonnance du détail :
Les socles des statues. Ils disent quelque chose de la statue qu'ils supportent. Le basilic et l'aspic (la mort et le péché) sont sous les pieds du Christ qui en triomphe. Les saints ont sous eux les rois qui les ont persécutés et dont, à la fin, ils triomphent eux-aussi.
Les emplacements dans l’église ont leur signification. Au nord (nuit et froid) les épisodes de l'Ancien Testament. Au sud (jour, chaleur) ceux du Nouveau. Les nombres, à leur tour, signifient.
Que les apôtres soient douze n'est pas indifférent. "4" est le chiffre de la matière (les quatre éléments) et "3", celui de l'esprit (la Sainte Trinité). Ainsi ("4x3=12") les apôtres sont ceux qui importent l'esprit dans la matière, Dieu dans le Monde.
5. Les symboles.
Les cinq Vierges sages correspondent aux cinq contemplations tandis que les cinq Vierges folles désignent les cinq sens et la concupiscence). Le lion désigne la Résurrection.
Les attributs : l’agneau/ Jean-Baptiste, Moïse/serpent d’airain ou tables de la loi, Abraham/un jeune enfant (Isaac),Isaïe/l'arbre de Jessé.
6. La peinture.
La peinture gothique c’est au vitrail qu’on la trouve. L’enluminure ne fait qu’imiter la lumière et la consistance du vitrail.
III. L’ICONOGRAPHIE : LE CONTENU.
La cathédrale n'est pas seulement une arche ou la préfiguration de la Jérusalem Céleste (la Cité de Dieu), elle est aussi un livre. Non pas, une fois encore, une Bible des illettrés, car il faut justement savoir lire (on vient de le voir) pour en comprendre l'iconographie, mais au contraire une encyclopédie qui récapitule et expose la totalité du savoir (de l'époque). (Voir Emile Mâle). La source, c'est le Speculum majus (Le Grand Miroir du Monde) de Vincent de Beauvais qui se décompose en "quatre miroirs".
1. Le miroir de la Nature (Speculum naturale).
La Nature n'est rien d'autre que l'incarnation de la Pensée de Dieu. Il l'a conçue, il l'a créée selon ses plans, elle exprime donc exactement sa Pensée. Reste qu'il faut savoir la lire. Tout le travail de la "science" sera de déchiffrer ce "texte". Ainsi, prenons une noix (rien n'est plus commun), la noix de Saint-Victor. Il y a d'abord l'enveloppe. Elle a deux sens : c'est ou l'humanité du Christ ou le Monde. Il y a ensuite la coque qui aura donc encore deux sens, en rapport avec ceux de l'enveloppe : c'est le bois de la croix ou le péché. Il y a enfin le fruit qui est la divinité cachée du christ ou la Pensée de Dieu. Ainsi, Tout est dans chaque chose et Dieu partout.
Il y a encore les animaux. Tous, certes, ne sont pas symboliques. Les plus importants désignent les quatre Evangélistes. Ils constituent le Tétramorphe. C'est l'Aigle (Saint Jean mais aussi l'Ascension de Jésus et, parmi les vertus, la contemplation), l'Ange ou l'Homme (Saint Mathieu mais aussi l'Incarnation de Jésus et, comme vertu, la sagesse), le Lion (Saint Marc mais aussi la Résurrection de Jésus et, comme vertu le courage) et le Bœuf (Saint Luc mais aussi la Crucifixion de Jésus et, comme vertu la tempérance ). Le serpent (ou dragon) est le diable. L'éléphant symbolise la Chute. L'aspic est le péché et le basilic la mort, on l'a vu. Encore une fois tous les animaux ne sont pas symboliques. Les bœufs de Laon sont un hommage au travail fourni par ces animaux lors de la construction de la cathédrale. Ailleurs ils expriment la puissance créatrice de Dieu (voir par exemple au portail nord de Chartres la Création des Animaux).
2.Le miroir de la Science (Speculum doctrinale).
La cathédrale est donc miroir de la Nature. Elle est aussi miroir de la science. Sur ses murs tout ce que la science compte de connaissances s'expose.
a. La science pratique :
Le travail. Ce sont les « calendriers » décrivant les occupations de chaque mois mis en relation avec la chronologie zodiacale.
b. La science spéculative :
La science médiévale n'est pas, comme la nôtre, un instrument de domination de la nature (par la science, "nous rendre maîtres et possesseurs de la nature", programmait Descartes dès le XVII° siècle); elle en est l'interprète. Et elle s'enseigne dans un ordre précis. D'où cette organisation des études : le trivium (grammaire, dialectique, rhétorique) et le quadrivium (géométrie, arithmétique, astronomie, musique), enfin la philosophie (ou théologie). Ce sont ces disciplines qui se trouveront personnifiées, souvent par référence à un savant authentique (Aristote, Pythagore, Boèce, etc.).
c. L’exclusion de la paresse :
Si la science se manifeste dans le travail, il faut compter au nombre des figures qui la représentent, la figure antinomique de la paresse qui se donne sous la forme de la Roue de la Fortune. Confier au hasard le soin de pourvoir à notre subsistance, voila la paresse, mère de tous les vices.
3. Le miroir de la Morale (Speculum morale).
La troisième grande dimension du savoir, c'est la morale, la science du comportement.
a. Le modèle roman :
Il y a de la morale un modèle roman : La Psychomachie de Prudence : le combat des vertus et des vices qui orne de nombreux chapiteaux. C'est un combat intérieur dont vont s'inspirer les sculpteurs romans. Les gothiques vont chercher ailleurs et pas aux mêmes modèles selon qu'ils sont enlumineurs ou sculpteurs.
b. Les modèles gothiques pour l’enluminure :
L’Arbre des Vertus et des Vices (ci-dessous) de Hugues de Saint-Victor et l’Echelle des Vertus d’Honorius d’Autun.
c. Les sculpteurs :
Ils ne retiennent aucun de ces modèles et opposent par couples les vertus et les vices.
On retiendra avec les théologiens de l'époque, trois catégories de vertus :
- Les vertus théologales : Foi (vice : idolâtrie), Espérance (vice : désespoir), Charité (vice : avarice). Ce sont les vertus sans lesquelles il n'y a aucun espoir de Salut.
-Les vertus cardinales : Chasteté (vice : intempérance), Prudence (ou Sagesse; vice : folie), Force (ou courage; vice : lâcheté), Justice (ou obéissance; vice : rébellion).
- Les autres vertus comme, par exemple, l'humilité (vice : orgueil), la patience (vice : colère), la douceur (vice : dureté), la concorde (ou la paix; vice : discorde), etc.
4. Le Miroir de l'Histoire (Speculum historiale)
Enfin, la cathédrale sera le miroir de l'Histoire. Non de l'histoire profane qui n'est guère pourvue de sens, mais de la seule Histoire qui vaille : l'Histoire Sainte telle qu'elle est rapportée par l'Ancien et le Nouveau Testament. Cette Histoire, il s'agira de la comprendre, c'est-à-dire puisque l'Ancien Testament est l'annonce du Nouveau, de trouver les correspondances entre les deux. La vie des saints, d'un côté et celle du peuple juif, de l'autre, résonnent d'un bout à l'autre de l'Histoire. Il faut saisir et expliciter ces résonances.
Ainsi le Sacrifice d'Isaac préfigure-t-il celui du Christ. L'eau tirée du rocher par Moïse, le sang qui s'échappe de la plaie faite au flanc du Christ par Longin. Jonas sortant de la gueule de la baleine, la résurrection du Christ. Et ainsi de suite. Les vitraux des cathédrales sont de subtils commentaires de la Bible.
Soit ce fragment de vitrail de Lyon. Il établit des correspondances entre Ancien Testament, Nouveau Testament et symboles. Cela donne, de bas en haut :
1. Isaï, le prophète qui annonça la naissance de Jésus par une Vierge ; l'Annonciation, l'ange qui annonce la naissance de Jésus à la Vierge; la licorne, est un animal pur qui ne se laisse approcher que par une vierge.
2. Le buisson ardent brûle sans se consumer ; la Vierge accouche sans avoir "consommé" ; la toison de Gédeon se couvre de rosée sans raison naturelle.
3. Abraham est prêt à sacrifier Isaac pour obéir à Dieu ; Jésus s'est sacrifié sur la croix pour le salut des hommes ; le serpent d'airain est élevé dans le désert par Moïse pour sauver les juifs des serpents brûlants envoyés en châtiment
4. Jonas recraché par la baleine revient au monde ; Jésus, le troisième jour ressuscite ; les lionceaux qui paraissent morts les trois premiers jours semblent reprendre vie le troisième sous le souffle de leur père.
5. Le kladrius est un oiseau capable de dire si un malade vivra ou mourra ; Ascension du Christ qui vivra donc après la mort ; l'aigle est l'oiseau qui s'élève le plus haut et qui, pour apprendre à voler à ses petits, les charge sur ses ailes.
Chaque texte, d'ailleurs, est porteur de trois sens : le
sens littéral ou historique (on rapporte un fait : Abraham a existé); un
sens moral ou tropologique (c'est la signification immédiate de ce fait : la Foi. Abraham, en dépit des hésitations de Dieu qui lui donne puis lui retire un fils, obéit, ne doute pas une seconde que c'est Dieu qui lui ordonne. Il ne sait pas que Dieu éprouve sa foi, bien sûr, sinon ce ne serait pas une épreuve; mais il croit). Un
sens mystique ou allégorique (la Crucifixion du Christ préfigurée par le sacrifice d'Isaac).
Mais, la vie du Christ (Le Nouveau Testament) est aussi à interpréter. Et les légendes qui s'y attachent sans y avoir figuré. Ainsi celle des deux sages femmes Zélémi et Salomé par exemple. L'une s'étonne de ce que Marie est encore vierge après l'accouchement et l'autre doute. Lorsqu'elle vérifie de la main, celle-ci se dessèche. Ce n'est qu'en demandant pardon à l'Enfant Jésus et par un acte de foi qu'elle retrouve l'usage de sa main. Une des sources principales d'inspiration, outre le Nouveau Testament sera La Légende dorée de Jacques de Voragine .
5. L' Evolution des représentations.
On voit le contenu de la sculpture gothique et ses sources. Il faut aussi considérer, pour finir, sa forme. Non pas les caractères généraux étudiés plus haut, mais ses caractères particuliers. Spécialement l'évolution de certaines figures comme, par exemple, celle de la Vierge
a. Roman :
La Vierge en majesté. Frontale, hiératique, assise sur son trône avec l'Enfant sur ses genoux, elle est le trône de Dieu. Rien qui soit féminin ou maternel.
b. Premier gothique :
Début d’humanisation de la Vierge. Au XIII° siècle, la Vierge "s'humanise". L'enfant glisse sur un genou et tourne son visage vers sa mère ou joue avec elle.
d. Gothique classique :
La Vierge mère. La voici debout, portant l'Enfant sur son bras et lui souriant. La Vierge est devenue mère.
e. Dernier gothique :
La femme. Au XV° siècle, c'est la Vierge de douleur, la mère qui vient de perdre son enfant. La femme qui souffre. Ainsi, à mesure que Dieu "s'humanise", comme on l'a vu plus haut, la Vierge connaît une semblable humanisation.
f. La Vie de la Vierge :
La vie de la Vierge devient un thème essentiel de l'écriture dans les portails et sur les façades des cathédrales. Les scènes les plus représentées sont naturellement l'Annonciation, la Visitation, la Mort et l'Assomption.
Un thème apparemment très fréquent au tympan est celui dit du Couronnement de la Vierge. Cette façon d'envisager les choses étant par ailleurs contestable. En effet le fait de déposer une couronne sur la tête d'une vierge équivaut de la part d'un homme à une demande en mariage. Il est évident que ce n'est pas sa mère que le Christ demande en mariage. Par ailleurs, on se souvient qu'une femme portant couronne caractérisait l'Eglise par opposition à la Synagogue aux yeux bandés. Ainsi, le Couronnement de la Vierge, ne serait en fait que le Mariage mystique de Dieu avec l'Église.
Cette représentation évolue au cours du temps. Dans la formule la plus ancienne, la couronne est déjà sur la tête de "la Vierge". Puis, il reviendra à un ange de déposer la couronne. Dans la formule finale, vers 1250 (la plus explicitement matrimoniale) c'est le Christ qui dépose la couronne sur la tête de l'Eglise.
La cathédrale n’est pas qu’une arche dans laquelle l’humanité peut se réfugier, pas que la préfiguration de la Jérusalem céleste, elle est un livre. Une encyclopédie ou se reflète tout le savoir du Moyen-Âge. Lorsque, dans
Notre-Dame de Paris, Victor Hugo intitule le chapitre où il évoque l'invention de l'imprimerie et la fin de l'architecture médiévale :
Ceci tuera cela, il exprime parfaitement la réalité de la sculpture gothique.